Pourquoi tu ne souris pas ?
Par Linda Chéry / Rédactrice en chef
Je devais avoir 13 ans lorsqu’une personne a fait le commentaire qu’on ne me prendrait jamais au sérieux parce que je souriais et riais trop. C’était un homme. Je ne pense pas que la remarque m’ait vraiment affectée car j’avais déjà le caractère bien formé et l’opinion des autres m’importait peu.
Ma mère, pourtant une femme très réservée, nous a toujours laissé maîtresses de nos émotions.
« On peut se laisser aller sans accabler les autres »,
nous disait-elle.
Pourquoi ne devrais-je pas sourire ? Mes parents m’adoraient, j’étais entouré d’amis et surtout, je vivais une existence protégée, à l’abri de tout souci. Aujourd’hui, j’ai encore un sourire facile et un rire spontané mais je me permets aussi d’avoir les blues. Et comme beaucoup de femmes, j’enrage souvent d’entendre les gens dire aux femmes noires « Pourquoi es-tu si en colère ? » Ou pire : «Pourquoi tu ne souris pas» ?
Les commentaires sur le sourire de la femme noire ne datent pas d’hier. Chacun y va de son pronostic quant aux raisons de nos mines parfois renfrognées. Bien que la phrase ait un « pourquoi ? », nous savons tous que ce n’est pas une question mais plutôt un ordre. Souris ! Parce que ton sérieux me rend inconfortable. Souris ! Parce que tu es sur Terre que pour me faire plaisir. Souris ! Parce que, quels que soient tes problèmes, tu es une guerrière et tu sauras les surmonter.
À un moment ou un autre de notre vie, nous avons tous été abordées par de parfaits étrangers qui sans aucune vergogne, nous ont ordonné de sourire. Que ce soit dans la rue ou dans une boîte de nuit, la majorité des hommes sont convaincus qu’ils ont amplement le droit d’approcher une femme qu’ils ne connaissent ni d’Ève ni d’Adam pour tout simplement, lui demander de sourire. Celle qui ose refuser est très vite qualifiée de « angry black woman ».
Parlons un peu de cette femme en faisant un peu d’histoire. Elle est partie d’Afrique contre son gré et s’est retrouvée en Amérique. Son mari était un symbole et ses enfants ne lui appartenaient pas. Et bien sûr, quand elle avait la « chance » d’attirer le regard du colon, elle devait subir sans broncher, d’autres formes d’agressions. Quand on la séparait de sa famille, elle devait tout accepter sans broncher.
Alors que ses propres enfants étaient vendus, elle prenait soin de ceux des autres.
« Pourquoi tu ne souris pas? »
Plus tard, cette femme, pourtant une victime, a continué d’être perçue comme un objet, une fille facile à la sexualité débridée, au corps trop prononcé et aux hanches trop élastiques. Elle devait être père et mère, maîtresse et gestionnaire. On lui donnait peu mais on attendait tout d’elle. Elle devait nourrir, éduquer, protéger, exister. « Pourquoi tu ne souris pas ? »
Lorsque sa vie n’appartenait théoriquement plus à d’autres, on l’a alors empêchée d’être elle-même. Ses lèvres étaient trop pulpeuses, ses cheveux trop crépus, son derrière trop rebondi et bien sûr, sa peau trop foncée. Aujourd’hui pourtant, l’autre dépense des fortunes pour avoir ce corps qu’on méprisait chez cette femme. « Pourquoi tu ne souris pas ? »
Maintenant que cette femme pouvait protéger son corps et sa personne, on l’accusait de ne pas être assez libérée comme l’autre. Si elle osait demander un minimum de respect, on l’accusait de ne pas être assez soumise comme l’autre. Elle était entièrement responsable du fait que les hommes préféraient l’autre. « Pourquoi tu ne souris pas ? »
Et aujourd’hui qu’elle a trouvé sa voie, on l’accuse d’être trop forte, trop ethnique, trop éduquée, trop indépendante. Soudainement, elle ne comprend pas l’homme noir et lui en demande trop.
Ses standards sont trop élevés, ses aspirations trop irréalistes. Si elle veut être aimée, elle est trop désespérée. Si elle saute par-dessus la clôture, on l’accuse de renier sa race. « Pourquoi tu ne souris pas ? »
La société s’est toujours attendue à ce que la femme soit souriante en toutes circonstances. Le contraire serait indigne d’une lady. Pourtant, un homme qui sourit tout le temps est souvent jugé obséquieux.
Le double standard est flagrant. Lors de la dernière campagne présidentielle américaine, les hommes autant que les femmes reprochaient à Hillary Clinton de ne pas sourire assez alors que personne n’en avait à redire de Donald Trump. Avec le rôle que tient la femme dans la société, ces idées misogynes devraient être mises au ban.
Demander à une femme de sourire ou lui demander pourquoi elle ne le fait pas est purement et simplement une micro agression et une remarque d’un sexisme flagrant. Combien d’hommes trouveraient normal de se faire poser la question ? Un sourire est la manifestation physique d’une émotion et le choix de l’utiliser appartient à celui ou celle qui le porte.
La femme noire aime de tout son cœur et déteste avec passion. Elle célèbre sans retenue et peut rire à gorge déployée. Si elle pleure de tout son être, elle peut aussi sourire spontanément. Alors messieurs, ne demandez plus jamais à une femme pourquoi elle ne sourit pas, à moins que vous soyez celui qui sache comment la faire sourire.